Théâtre à la table
Par Marie-Laure Basuyaux, professeure de Lettres et d’enseignement théâtral
Quel exercice du pouvoir faisons-nous ? En quoi la domination que nous exerçons sur autrui nous déforme-t-elle ? Comment nous arrangeons-nous avec les inégalités sociales dont nous profitons ? Ces questions, L’Île des esclaves de Marivaux les aborde sans détour dans une courte forme en un acte et onze scènes qui relève de l’apologue philosophique autant que de la farce parodique. Échoués sur une île dans laquelle se sont réfugiés d’anciens esclaves grecs qui y ont fondé une République, des maîtres (Iphicrate et Euphrosine) et leurs esclaves (Arlequin et Cléanthis) sont contraints d’échanger leurs positions afin de recevoir un « cours d’humanité » qui prendra la forme d’une expérience théâtrale. De fait, dans cette comédie placée sous le signe de la métathéâtralité (du théâtre dans le théâtre), les personnages sont invités à échanger leurs costumes et à jouer un rôle pour entrer dans l’expérience de l’autre, tout en étant observés par un maître du jeu, Trivelin, garant des règles de ce dispositif aux vertus thérapeutiques.
Créée avec succès en 1725 au Théâtre-Italien, reprise durant la période révolutionnaire et entrée au répertoire de la Comédie-Française en 1939, la pièce de Marivaux se présente comme une utopie politique et sociale qui pose la question de ce qui constitue la valeur d’un homme et dénonce ce faisant l’arbitraire des hiérarchies sociales. Cette comédie dense et stylisée inscrite au programme de français du baccalauréat technologique dans le parcours « maîtres et valets » est ici l’objet non pas d’une mise en scène mais d’un nouvel épisode de la série Théâtre à la table, une forme conçue par la Comédie-Française qui se situe à mi-chemin de la lecture et de la mise en scène. Éric Ruf en a confié l’interprétation aux onze membres de l’Académie de la promotion 2023-2024 : Pierre-Victor Cabrol (comédien), Alexis Debieuvre (comédien), Viktor Kyrylov (comédien), Élodie Laurent (comédienne), Elrik Lepercq (comédien), Marianne Steggall (comédienne), Léna Tournier Bernard (comédienne), Mathilde Waeber (metteuse en scène-dramaturge), Dimitri Lenin (scénographe), Alma Bousquet (costumière) et Ania Zante (conceptrice son).
Comme l’épreuve imposée par Trivelin aux naufragés, comme l’épreuve de la « lecture expressive » proposée aux élèves de première, l’épreuve du Théâtre à la table obéit à des règles précises : une table, un texte et une seule prise, qui conservera les élans comme les maladresses, les moments de grâce comme les hésitations. Gageons que chacun, chacune, qu’il ou elle soit naufragé, comédien comédienne ou élève, s’il accepte de s’y livrer sans filet, ressortira grandi de cette expérience « pédagogique » au sens le plus noble du terme.
Quel lieu imaginer pour une utopie ? Parce qu’elle en fait son titre, la pièce de Marivaux annonce d’emblée que, dans l’action qu’elle met en scène, l’enjeu est avant tout spatial.
Bien sûr, le Théâtre à la table est un travail de lecture et ne prétend nullement être une mise en scène ; pour autant, Éric Ruf a eu l’intuition de poser sa table dans un lieu singulier qui permet au texte de résonner avec force, un lieu utopique à sa façon car il est à l’origine de tous les autres lieux : l’atelier de construction de décors de la Comédie-Française à Sarcelles. Les plans de la captation dévoilent le gigantisme de cet espace et donnent à la table de bois autour de laquelle se rassemblent les membres de l’Académie des airs de frêle esquif, de radeau instable ou de petite île isolée sur l’océan. Lorsqu’on découvre sur les murs les reproductions monumentales des tableaux de maîtres de la Renaissance italienne qui ont servi de décor à La Vie de Galilée, on se dit que ces ateliers de décors sont une autre grotte d’Alcandre, un lieu magique capable de faire naître une multitude d’autres lieux.L’Île des esclaves, dont l’action repose sur un renversement réjouissant des positions et sur une métathéâtralité revendiquée ne pouvait choisir meilleur espace que cet « envers du décor » pour se faire entendre.
Fondée sur le travestissement, l’action de L’Île des esclaves dit nettement que c’est l’habit qui fait le statut. Lorsque Trivelin commande aux naufragés d’inverser leurs identités, il complète son ordre par une consigne relative aux costumes : « Vous aurez soin de changer d’habit ensemble, c’est l’ordre ». Les premières secondes de ce Théâtre à la table choisissent au contraire de placer les corps sous le signe de l’égalité et signalent d’emblée que le naufrage a rebattu les cartes. Lorsqu’on découvre ces deux hommes vêtus de débardeurs salis, on comprend que la situation de naufragés met les êtres à égalité et l’on serait bien en peine de dire qui, d’Arlequin ou d’Iphicrate, est l’esclave et qui le maître.
Comment vêtir les habitants d’une île utopique qui se sont affranchis de leur statut d’anciens esclaves ? Les comédiens qui incarnent de manière chorale le rôle de Trivelin proposent une réponse dont l’humour s’accorde pleinement avec la fantaisie marivaldienne, eux qui arborent de splendides chemises hawaïennes aux couleurs vives, faisant de ces insulaires libérés de l’esclavage d’éternels vacanciers.
Pour utopique qu’elle soit, la pièce n’en est pas moins traversée par une sourde violence, celle qu’implique tout rapport de domination et tout mouvement d’émancipation. On ne peut qu’être frappé par le début de cette lecture qui est dominé par un étrange silence et qui montre Arlequin et Trivelin dos à dos, hagards et abattus. Lorsqu’Iphicrate veut reprendre son rôle de maître alors qu’Arlequin s’y refuse, la violence qui sous-tend leur relation explose au point que les deux hommes en viennent aux mains, Arlequin plaquant la tête de son maître sur la table pour se défendre de son agression.
Pour autant, ce n’est pas la violence physique qui domine la pièce, mais la violence de ce que les valets ont subi et de ce que les maîtres doivent entendre. La pièce est construite sur deux scènes de portraits satiriques qui sont vécus par les maîtres comme des humiliations publiques parce qu’ils sont contraints non seulement d’entendre les reproches de leurs esclaves, mais aussi d’assister à leurs saynètes parodiques, et finalement de reconnaître publiquement la véracité de leurs portraits. Les scènes 3 et 6 permettent aux esclaves de laisser libre cours à leur rancune : on y voit Arlequin railler Iphicrate, et Cléanthis déchirer à belles dents Euphrosine – la comédienne tournant rageusement les pages de sa brochure et se jetant un verre d’eau au visage pour singer sa maîtresse.
Cette épreuve qui se passe dans la douleur pour s’achever dans la joie a quelque chose d’un accouchement : les Trivelin, stylo en main, regards rivés sur Euphrosine, font preuve d’un remarquable art de la maïeutique et manifestent ouvertement leur joie lorsque les maîtres reconnaissent leur injustice ; le jeu des comédiens montre surtout que cette euphorie contamine également les maîtres, en particulier Euphrosine, ce qui fait de cette victoire une victoire pour tous, y compris pour celui qui reçoit la leçon.
La dernière étape de la cure passe par le renoncement des valets à abuser de leur pouvoir. Les comédiens construisent alors une image à la fois sensible et concrète du rapport d’égalité qui s’établit entre anciens maîtres et anciens esclaves : on voit Iphicrate poser délicatement sa main sur le dos d’Arlequin en un geste qui ne contient plus de menace et qui reconnait enfin au corps qu’il touche le statut de sujet ; on voit les mains des anciens maîtres et des anciens esclaves se rejoindre sur la table et s’unir.
Prenant appui sur les instants musicaux introduits par Marivaux dans L’Île des esclaves, Éric Ruf a proposé aux académiciennes et académiciens de ponctuer leur lecture de courts extraits de chanson ou de musique permettant de mettre en lumière les enjeux de la pièce. Dans la scène 1, Arlequin fredonne d’abord un petit air pour provoquer son maître (« Tala ta lara »), puis s’enhardit jusqu’à chanter un air licencieux (« L’embarquement est divin / Quand on vogue avec Catin »). Plutôt que de reprendre ce texte, le comédien qui incarne Arlequin lui a substitué un extrait de « Rédemption Song » de Bob Marley, manière de signer la fin de l’esclavage et de revendiquer sa liberté toute neuve. Dans la scène 5, Arlequin, qui a bu le « vin de la République », chante de plus belle (« Tirlan, tirlan, tirlantaine, tirlanton ») ; le comédien, un cocktail à la main, ivre d’alcool et de liberté, choisit pour sa part de faire entendre la suite de la chanson de Bob Marley, « Won’t you Help to Sing / These Songs of Freedom ? », encouragé par le chœur des insulaires.
La pièce de Marivaux se termine par un « air pour les esclaves », divertissement musical dont les paroles soulignent l’arbitraire de la « naissance ». Là encore, plutôt que de reprendre ce texte dont Marivaux n’est sans doute pas l’auteur, Éric Ruf et les membres de l’Académie ont décidé de traduire de manière très concrète la joie et les plaisirs invoqués par Trivelin à la fin de la pièce en ménageant un moment musical. Le trio qui interprète le personnage de Trivelin se rassemble pour jouer à la guitare une mélodie de reggae, donnant à voir d’une manière simple et évocatrice ce à quoi peut ressembler une communauté harmonieuse et fondée sur l’égalité, à quoi peut ressembler en somme une île… sans esclaves.
L'Île des esclaves
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